Dans cet article, nous allons essayer de répondre à la question : pourquoi les Kabyles ne sont pas aimés de leurs "frères" dans l'Islam, y compris ceux qui sont parfois d'origine berbère ? Pourquoi les considère-t-on, depuis longtemps, comme de mauvais musulmans ?
Pour un Musulman des villes, un Kabyle pratique un Islam de degré zéro. Il ne comprend même pas pourquoi celui-ci se dit Musulman. Pour lui, le Kabyle ignore tout de l'Islam. D'ailleurs, quand on pose à un Kabyle qui se dit Musulman la question pourquoi il l'est ? Il répond qu'il fait le ramadan, qu'il sacrifie le jour de l'Aid, enfin, il cite tous les rites[1] islamiques qu'il pratique[2]. C'est ce que les Islamistes et les Citadins ont noté en l'observant. Il se contente de pratiquer les rites et ne veut rien savoir d'autre.
Le Kabyle pense naïvement qu'il est Musulman, surtout quand il va à la mosquée. Il punit même ceux qui ne respectent pas le jeûne pendant le mois de ramadan, ceux qui boivent du vin, ceux qui blasphèment... mais il demeure étranger aux tenants du vrai Islam, à savoir les Islamistes et les religieux des villes, qui se considèrent, bien entendu, comme plus civilisés et meilleurs croyants que les Kabyles des montagnes. Notamment quand ils le voient confondre la tradition islamique et les rites païens (qui restent encore présents dans la vie du Kabyle) qu’eux, les "vrais Musulmans" considèrent comme de la superstition[3].
Mettons en sourdine tous les rites païens que le Kabyle pratique encore, et concentrons-nous plutôt sur sa vie religieuse monothéiste, car le Kabyle, comme tous les Monothéistes, croit aussi en un seul dieu qu'il surnomme "Rebbi", contrairement aux "vrais Musulmans" qui l'appellent "Allah[4]".
Rebbi et Allah, deux vocables d'origine hébraïque. Les Kabyles ont probablement connu le mot "Rebbi" avant "Allah", car les Juifs sont arrivés en Afrique du Nord avant les Musulmans. L'idée du dieu unique, les Berbères l'ont adoptée avant l'arrivée des Arabo-islamiques, certains d'entre eux étaient judaïsés, puis beaucoup d'autres étaient Chrétiens, comme leurs voisins Egyptiens, Grecs et Romains. Le Monothéisme n'a pas attendu les Musulmans pour s'installer en Afrique du Nord, il est arrivé en Afrique du Nord en même temps qu'à Rome et en Grèce.
Mettons de côté le judaïsme dont l'apport, comme à Rome et en Grèce, n'est pas très important, car il ne pratique pas le prosélytisme, pour nous intéresser unqiuement au Christianisme. Cette grande religion, qui se veut universelle, (c’est le sens de catholique, pour tous) et qui a pris très vite en Afrique du Nord, comme dans tout le monde romain, parce que le christianisme a su faire feu de tout bois, et notamment des symboles, de l’art, de la littérature et de la philosophie du paganisme qu’il a convertis à la nouvelle vérité révélée. L’église chrétienne d’Afrique a donné au monde chrétien naissant des Saints[5] et des Papes.
Le Christianisme a connu de très beaux jours en Afrique du Nord. Il a connu même des Fanatiques, qu'on appelait les Donatistes, pour dire que le fondamentalisme monothéiste n'a pas attendu les intégristes islamistes pour pousser chez les Berbères. Les Kabyles, descendants de ces Berbères, ont résisté en tant que Chrétiens des siècles à l'Islamisation, avant de sombrer dans une perte de mémoire, un vide spirituel, des siècles obscurs, que l'Islam a tenté de colmater mais sans vraiment réussir. Ce qui est certain c’est que la racine chrétienne, comme le tréfonds païen, est très ancrée dans l'âme kabyle[6]. Ce que les Musulmans des villes et les Islamistes savent au fond d'eux-mêmes : seul le corps[7] du Kabyle est Musulman, mais son âme est profondément chrétienne.
Les valeurs kabyles ne sont-elles pas tout simplement chrétiennes ?
Les citadins et les Islamistes dont les valeurs sont profondément islamiques considèrent le Kabyle comme un sauvage qu'il faut réislamiser et ils font tout pour cela, jusqu’à faire du premier décret, dans la nouvelle langue co-officielle de l’Algérie, un appel aux candidats au pélerinage à la Mecque.
En revanche, le Kabyle, pose ce probleme de différence non en termes de sauvagerie, mais en terme de valeurs. Il pense que lui et les non-Kabyles n'ont pas les mêmes valeurs. Des valeurs qu'ils surnomment les "valeurs kabyles", que certains dirigeants politiques kabyles appellent "l'Islam kabyle". Seulement, il faut tout de suite noter que les Valeurs Kabyles se veulent universelles, mais celles de l'Islam kabyle, elles, sont juste les valeurs de nos parents. C'est peut-être là où se situe le point de rupture entre cet Islam kabyle formel et rituel et ces valeurs kabyles qui nous viennent de l'antiquité et que le christianisme, qui a pris la suite de l'Empire romain, a modifiées pour en faire par son extension des valeurs universelles (catholiques).
Essayons maintenant d'analyser de près l'âme de l'être kabyle, le porteur de toutes ces valeurs qu'il pense peut-être à la fois uniques et universelles. Le Kabyle, comme tout bon Chrétien, à la fois affaibli et décadent, croit en un dieu unique; comme Jésus, aime à se sacrifier pour les autres; cultive le pardon en tendant même parfois l'autre joue; attend le sauveur; a horreur des plaisirs de la chair (pour lui l'acte sexuel est, en dehors de mariage, un acte criminel); une vie sans souffrance n'a pas de sens[8]; mais le signe chrétien le plus puissant, c'est la culpabilité. Celle qui cloue le Chrétien, qui le pousse à se sous-estimer, à céder même ses biens et ses terres pour celui qu'il croit avoir offensé.
Le refoulement[9] empêche de faire de bons choix et conduit souvent à l'auto-destruction
Mais me diriez-vous : "Pourquoi alors, pourquoi les Kabyles se battent toujours du côté des Musulmans ?" - Effectivement, tout le problème est là. Le kabyle a refoulé son appartenance à la fois au Paganisme, au Judaïsme et au Christianisme. Les Arabo-Musulmans sont à l'affût et il n'a d'autres choix que de refouler. Ce qui ne l'empêche pas d'admirer secrêtement les Chrétiens et le Christianisme, notamment les soeurs et les Pères pendant la guerre. Ces derniers n'avaient aucun mal à avoir la confiance des Kabyles, qui leur confiaient même leurs enfants. Les Kabyles avaient des problèmes avec la France laïque, celle qui n'a jamais essayé de comprendre et de reconnaitre que ce Méditerranéen, sauvé des cendres de Rome et d'Athènes, ce Chrétien désespéré, ce Chrétien sauvé de l'apocalypse islamique criait au secours en sourdine, sans même le savoir.
Mais le Français laïque ignore l'âme kabyle. Il l'a même précipité davantage dans le refoulement. Le Kabyle, perdu, était dans l'obligation de prendre parti, et il l'a pris, mais avec la mort dans l'âme. Souvenez-vous de la grande phrase de Mouloud Feraoun qui s'adressait aux Kabyles : "Pauvres montagnards, pauvres étudiants, pauvres jeunes gens, vos ennemis de demain seront pires que ceux d'hier." - Phrase que chaque Kabyle répète à sa façon, car ils savaient, après la guerre, qu'ils avaient peut-être fait un mauvais choix, que peut-être ils s'étaient trompé de cause et d'ennemis.
Le voilà donc, après avoir combattu aux côtés de ses coreligionnaires, le Kabyle le regrette. Il le regrette à chaque fois, car ses coreligionnaires, Arabes ou Ottomans, ne lui ont jamais fait cadeau. Il demeure l'ennemi de la Oumma, la lie de l'Islam et le sauvage à réislamiser. C'est peut être dans le choix de religion qu'on doit chercher les raisons de nos échecs et de notre souffrance. Autrement pourquoi nous ne sommes jamais sentis heureux dans la Oumma ? Ne sommes-nous pas considérés comme les Coptes d'Egypte ? Haïs non pas parce que nous sommes Kabyles, mais parce que nous n'avons jamais quitté réellement l'Empire romain et le Vatican ?
Osons nos désirs et nous serons heureux.
[1] A propos des rites, les citadins et les Islamistes ne pratiquent pas la religion de la même manière que les Kabyles des montagnes. Ils pensent que ces derniers ne connaissent rien à l'Islam.
[2] Et en ce sens il est très proche de la manière dont les Romains concevaient leur rapport aux Dieux. Pour eux, croire c’est faire: sacrifier, prier, rendre grâces aux dieux mettent en place un contrat entre ces derniers et les hommes qui les vénèrent et leur rendent hommage.
[3] Au même titre d’ailleurs que les tenants du modernisme rationaliste, qui ne vont jamais considérer les religions du Livre comme des superstitions, alors que tous les rites liés à la nature sont considérés comme arriérés, primitifs et reliques d’une «pensée sauvage.»
[4] Le mot Allah est utilisé notamment par les religieux kabyles, ceux qui connaissent un peu le Coran et puis ceux qui composent des chants religieux pour les causes de propagande. Rares sont les Kabyles simples qui réalisent le sens du mot "Allah", même s'ils le disent parfois. On le retrouve dans des prénoms ou parfois dans des phrases toutes faites en arabe qu'ils considèrent d'ailleurs comme kabyles.
[5] Les médias français et algériens sont d'accord pour nous dire que Saint Augustin est un Berbère mais ils ne nous disent jamais que les Berbères de l'époque de Saint Augustin étaient en dans une grande part d’entre eux Chrétiens. Géopolitique oblige.
[6] Les peuples ne changent pas de religion en un clin d'oeil. Les Berbères, notamment les Kabyles, pratiquent les rites de toutes les religions qu'ils ont vu passer chez eux. Les Kabyles sont devenus tardivement "Musulmans". Comme les juifs, les Chrétiens ont fait semblant de devenir Musulmans, mais leur âme n'a jamais cessé d'appartenir au passé, aux premières croyances.
[7] L'Islam se manifeste sur le corps notamment par la circoncision et l'enterrement. Là, il dispose à volonté du corps du Kabyle. Quant à son âme, qui sait ? Elle est bien cachée. Le Christianisme est une religion très puissante et elle a la peau dure. Elle continue encore de vivre et avec force même dans les pays laiques qui n'arrêtent pas de le combattre avec beaucoup de savoir. Mais le Christianisme a épousé toute la culture ancienne, il n'a apporté à cette grande culture que la morale, celle que les Kabyles partagent amplement avec le monde chrétien et qu'ils appellent les valeurs kabyles, faites essentiellement de culpabilité et du sentiment de la faute.
[8] La résignation kabyle, cette sorte de fatalisme en contradiction avec l’instinct de survie, une résistance à toutes épreuves, n’est pas le fatalisme musulman. Il faudrait y voir une certaine forme d’ascétisme, de stoïcisme teinté de christianisme, que l’on retrouve par exemple dans la manière dont les Kabyles, jusqu’à très récemment, vivaient le Ramadan, à la façon d’un exercice spirituel de pénitence. Mais les choses changent et l’islam clinquant des villes fait de tout croyant et pratiquant, pendant la période du jeüne, un consumériste endetté.
[9] Le refoulement, selon Freud, est un mécanisme de défense. Il se traduit par la mise en place d'une défense par l'inconscient afin de repousser les pulsions et les désirs que le conscient refuse d'accepter. Le refoulement survient par exemple après un traumatisme dont la personne a été témoin. L'événement qu'elle cherche à oublier s'éfface parfois complétement de sa mémoire bien qu'il permette souvent d'expliquer des comportements futurs. Il en est de même du Kabyle, il se défend mordicus qu'il n'est pas Chrétien et il en est même convaincu, mais dès qu'il se retrouve dans sa communauté musulmane, parmi ses frères, il dépérit, regrette sa venue au monde, déteste son appartenance et il va jusqu'à transgresser les rites musulmans pour meiux exprimer son désir de les fuir.