" Il est un arbre dont je n'entends pas dire qu'ait germé son pareil ; un arbre invaincu, arbre qui renaît de lui même, terreur des lances de l'ennemi; il croît surtout en ce pays ; c'est l'olivier aux feuilles pâles, nourricier des enfants....
Sophocle, Oedipe à Colone
Quand les Perses fuyaient devant l’armée d’Alexandre, ils n’ont pas hésiter à brûler leurs propres terres pour empêcher les soldats grecs de se ravitailler, mais aussi parce qu’ils estimaient que la supériorité militaire des Grecs ne leur laissait pas d’autres possibilités. Ils étaient déjà vaincus, du moins symboliquement par ce geste désespéré.
Les Perses brûlaient leurs propres terres, mais qu’en est-il quand ta terre brûle, qu’on te brûle ta terre sans raison, sans guerre, sans conflit assumé? Que dire d’un pays dévasté par des incendies déclenchés dans plusieurs points en même temps? La canicule, la sécheresse, les herbes sèches, les bouteilles de bière n’expliquent pas tout et surtout pas la simultanéité de ces feux. On peut épiloguer sur les véritables causes de ces incendies, sur ce qui les a nourris, sur ceux qui s’en réjouissent, mais tel n’est pas notre propos.
Quand on voit ces images bouleversantes, ce pays ravagé par les flammes, ces victimes de tous âges fauchées par le feu, on prend conscience du coup donné à ce qui fait la Kabylie sur le plan symbolique et humain. Il ne s’agit plus simplement de faire reculer la langue et la culture kabyles, mais aussi de détruire au moins en partie ce qui fait la Kabylie, c’est-à-dire sa terre, son territoire, tamurt. Et quand on détruit les oliviers, les frênes, les figuiers et les chênes de la Kabylie, on la transforme en désert. Ce désert que l’école, les médias algériens essaient de planter dans les esprits, il est désormais à nos portes: spectacle de désolation, d’isolation et de solitudes. Eh oui! Les Kabyles ont été encore une fois seuls face à ce drame.
Tous ces arbres qui ont brûlé ont emmené avec eux une partie de l’âme de la Kabylie, l’âme d’une Kabylie méditerranéenne, celle dont le pouvoir voudrait bien se passer. De fait, cette nature méditerranéenne lui rappelle qu’il a usurpé l’identité de ce territoire, qu’il a essayé d’orientaliser une part de la Méditerranée, celle d’Homère, de Virgile et d’Apulée. Oui, même l’écologie c’est de la politique!
L’olivier est l’arbre d’Athéna, autant qu’il est l’arbre des Kabyles. Le frêne est l’arbre des hommes de bronze, des guerriers. C’est l’arbre de Poséidon. Le chêne est l’arbre de Zeus et le figuier est lié au culte de Dionysos dans la religion grecque. Ces quatre arbres sont les principaux arbres touchés par ces incendies. Chacun de ces arbres constituent une partie de l’identité kabyle, enraciné au tréfonds de son être et de sa spiritualité. Nekni d tarwa n tzemmurt, tarwa n teslent, tarwa n tasaft, tarwa n tazart. (Nous sommes les fils de l’olivier, les fils du frêne, les fils du chêne et du figuier)
Comme Méléagre, un héros mythique grec dont la vie tenait à un tison d’olivier retiré du feu, notre être semble tenir aux souches de ces arbres, comme lui si la souche brûle notre souffle de vie s’éteindra.
Voilà pourquoi il nous faut réinvestir tamurt-nnegh (notre pays) non pas juste comme un terrain (akal) à construire ou à aménager, mais comme un lieu de culture dans tous les sens du terme. Il nous faut cultiver notre pays, sur le plan agricole mais aussi sur le plan spirituel et symbolique. Il nous faut travailler notre terre, nous rendre digne d’elle. Car la nature nous survivra, elle survivra même à nos enfants et à nos petits-enfants, mais de notre passage sur cette terre millénaire que restera-t-il si nous n’emplissons pas ces bois, ces ravins, ces collines de notre chant, de notre vision du monde, de notre désir d’avenir?
Ne restons pas comme le disait Mammeri "une culture qui persiste mais ne résiste pas" sous les coups de boutoir de la modernité islamisée et libéralisée. De l’olivier, gardons la persistance. Du frêne, prenons la résistance. Du chêne, conservons la tête haute. Du figuier, prenons la fertilité. Il nous faut réarmer la Kabylie de symboles inextinguibles, faire de ce feu destructeur un embrasement salvateur qui nous purifierait de vieilles lubies nationalistes, moralistes et traditionalistes. Que ce feu devienne ekpurosis, embrasement universel, pour le Kabyle et qu’il se tourne enfin vers lui-même, vers sa terre et sa mer, la Méditerranée!