Il fut un temps, le monde était polythéiste. Chaque peuple avait ses divinités, ses mythes fondateurs, ses rites, ses cultes, enfin tout ce qui lui assurait paix et cohésion sociale. Des formes de religions étrangères à la révélation. Elles n'ont connu ni prophètes ni messies. Des religions plongeant leurs racines dans la tradition, qui englobe à côté d'elles des élements de civilisation comme la langue, la gestuelle, les manières de vivre, de sentir, d'aimer, de manger, de s'exprimer, de penser, selon les règles et les valeurs de la vie collective. Selon J. P. Vernant : "Cette tradition religieuse n'est pas uniforme ni strictement fixée; elle n'a aucun caractère dogmatique." Ces religions ne connaissent pas de livre sacré, ni de vérité absolue et elle n'impliquent aucun credo à leurs fidèles et ne leur imposent aucune promesse dans l'au-delà.
Les peuples antiques se faisaient la guerre, mais pas pour la religion. Les Grecs et les Troyens partageaient les mêmes dieux. L'Olympe, si on excepte la neutralité de Zeus, était divisé durant la guerre de Troie. Poséidon et Apollon étaient du côté des Troyens et Athéna de celui des Grecs. L'objet de la guerre n'était donc pas religieux, il était pour Hélène, femme de Ménélas, prince grec, ravie par Paris, prince de Troie. La cause était donc la belle Hélène, du moins si on croyait la version officielle[1] grecque de l'époque. Les Romains, quand ils soumettent un peuple, n'offensent jamais leurs croyances. Tout Romain s'installant sur une terre conquise, se met à adorer les dieux locaux. Mieux, l'Empire prend même la peine d'introduire les divinités des peuples conquis dans le grand Panthéon impérial.
L'arrivée du Monothéisme
L'Empire romain veillissant et le monothéisme naissant[2], au Moyen-Orient, déploie, successivement, sous les oripeaux de trois dogmes, leurs guerriers et leurs missionnaires vers l'Ouest. Rome tombée, d'autres empires religieux prennent le relais, à l'instar des empires chrétiens, comme celui de Charlemagne en France, et musulmans comme celui des Ottomans en Turquie.
Le monothéisme, contrairement au polythéisme, se veut religion(s) révélée(s). Les monothéismes, religions de Livres "sacrés", forts de leurs prophètes et de leurs dogmes ne laissent aucune chance au doute. Ils se mettent en ordre de bataille, envahissent les pays jadis païens en détruisant toutes les idoles des anciennes religions sur leur passage. Rome[3] et l'Occident deviennent chrétiens, l'Afrique du Nord et l'Egypte musulmanes, après avoir été chrétiennes. Partout le monothéisme a triomphé. Les croyances du Moyen-Orient envahissent la Méditerranée et l'Europe, avec dans leurs messages hébraïque, biblique et coranique, les conflits de leur région[4].
Les peuples convertis aux nouveaux dogmes réecrivent leur histoire: ils renient les croyances de leurs ancêtres, qu'ils accusent de sorcellerie et de superstition, et remercient leur nouveau Dieu de les avoir débarrassés des anciennes divinités. A titre d'exemple les Nord Africains, reconvertis à l'islam, accusent leurs aïeux d'ignorants et de sauvages. Ils remercient le conquérant de les avoir libérés du paganisme. Ils se détournent de leur langues et cultures, cèdent leurs terres et leurs biens à l'envahisseur, vouent un culte aux familles orientales : ils célèbrent jusqu'au cliché la victoire de l'islam, religion qui a décapité leur mere, la reine Dihia. Un acte que certains philosophes qualifieraient de couronnement de l'humiliation ou de servitude volontaire.
La guerres des religions
Le monothéisme triomphant met fin au paganisme et divise les peuples selon leurs dogmes. Les Israëlites, les Romains, les Grecs, les Celtes, les Germains, les Arabes, les Phéniciens, les Perses, les Numides s'appellent désormais Juifs, Chrétiens et Musulmans. Les guerres ne se font plus pour le territoire et la domination des espaces commerciaux stratégiques, mais pour Dieu. Trois livres pour un seul Dieu, trois ensembles ennemis pour le même Dieu. Le seul, l'unique, celui qui est né dans en milieu Syro-Cananéen, le génie rêvant d'exclure tous les autres génies. Le monde gréco-romain s'effrite, la méditerranée, espace commun d'échange, devient une frontière séparant définitivement les peuples du Nord et du Sud, devenus à jamais ennemis.
Des trois dogmes, le Christianisme, après avoir régné en maitre absolu en Occident, notamment en Europe, est le seul qui a réussi à se réformer et à s'adapter, grâce à la culture gréco-latine qui l'avait propulsé après la chute de Rome, mais qui l'avait aussi réformé et écarté du pouvoir, pour en faire une affaire privée. L'Europe, grâce à la Renaissance et aux Lumières, a pu remettre l'homme au centre de l'univers. Ces mouvements s'inspirant de la culture antique gréco-romaine ont réussi à faire de l'homme européen un citoyen, un humaniste, partisan de la liberté comme l'homme Grec ancien, pendant que le Musulman, figé dans sa langue sacrée, coupé de la culture gréco-latine à l'instar du Nord Africain, est resté croyant, esclave de Dieu, qu'il met toujours et encore au centre de l'univers.
Le monde moderne
Le monde moderne est divisé: celui du Nord, libre, d'essence politique, évolutionniste et conquérant; puis celui du Sud de la Méditerranée, soumis, créationniste et colonisé. Le temps passant, un fossé se creuse de plus en plus entre ces deux mondes. L'agnostique homme du Nord, débarrassé du carcan divin, se lance dans toutes sortes d'aventures : scientifiques, culturelles et économiques. Rien ne l'arrête. L'homme du Sud, écrasé par la misère malgré les richesses de ses sols (que son Dieu lui a données mais celui-ci a préféré quand même les céder à son fils du Nord, le mécréant, car lui seul possède la technologie pour les extraire), vit mal sa situation de frustré et d'aliéné. Il se réfugie dans ses religions. Le confort de la vie créé par le mécréant étant inaccessible, il revisite sa vieille recette monothéiste qui lui promet un avenir meilleur dans l'au-delà.
La religion, aidée par la misère, les marchands d'armes et les prédicateurs de la mort, devient l'enfer quotidien de l'homme du Sud. Ce qui le pousse parfois à fuir[5] l'injustice des siens que lui-même a aidé à instaurer, pour aller tenter sa chance dans le monde libre. Mais là encore, sa condition le rattrape et il se réfugie à nouveau dans sa religion qui le sépare petit à petit des hommes libres. Souffrant, il se donne le droit de haïr (privilège des dogmes monothéistes) le mécréant, cause de toutes les catastrophes, dans l’espace même de ce dernier.
La démocratie, victime parfois de ses largesses, en tolérant le prosélytisme religieux et la liberté de culte, se voit débordée par des discours de haine. Chaque dogme se dit stigmatisé, méprisé et ignoré. Nous sommes dans une concurrence fanatique des victimes. Les Juifs accusent les Etats d'accueil de ne donner qu'aux Musulmans, les Musulmans les accusent de favoriser les Juifs, et puis de temps à autres, les Chrétiens se font entendre en les accusant de ne servir d'autres religions au détriment de la leur qui est pourtant le passé de l'Europe. Tout cela, sur un fond de crise. C'est la porte ouverte à la discorde, encore une fois, pour des rites et des croyances religieuses venus du Proche-Orient.
Le siècle de Malraux
Si Malraux avait raison… Notre siècle sera celui des religions. Même si les religions en Europe sont minoritaires, celles-ci deviennent néanmoins de plus en plus visibles et conquérantes. Des débats entre les représentants de ses communautés religieuses s'échauffent, des textes religieux fusent, des us et des coutumes d'un autre âge s'invitent dans les espaces publics, tout cela se fait par la bénédiction des politiques au mépris des Constitutions et des lois des pays de traditions démocratiques.
Les religions sont si offensives que la philosophie paraît, aux yeux de certains citoyens-croyants, comme ringarde. Les médias confondent les origines et les confessions, collent la religion selon le faciès, invitent des intellectuels en guerre contre tout et rien, pour spéculer, à l'instar des sophistes grecs, sur le voile et autres futilités.
Il est possible qu'un monde soit en train de s’éteindre, un monde que certains intellectuels accusent d'absence de sens. Cela pousserait, selon eux, les hommes vers les religions. Le choix présupposé par ces intellectuels en mal de spiritualité, c’est bien sûr celui entre les trois monothéismes, qui auraient le monopole sur les services offerts à l’âme humaine.
Mais, pourquoi après tant de siècles de monothéisme, l'humanité ne redeviendrait-elle pas païenne, comme dans l'antiquité ? Le paganisme manque-t-il de spiritualité ? Manque-t-il de morale ? Tous les penseurs parlent et encouragent la réforme du monothéisme, mais pourquoi pas celle du polythéisme ? Pourquoi ne pas revenir aux sources, aux premières valeurs, celles qui laissaient chaque peuple libre dans ses choix et dans ses actions. Pourquoi les Grecs ne renouent-t-il pas avec Zeus, les Romains avec Jupiter, les Egyptiens avec Ra, les Berbères avec Anzar, les Indiens avec le Grand Manitou, les Celtes avec Toutatis, les Germains avec Thor ? Pourquoi ne pas se réconcilier avec ses anciennes religions, produits de nos cultures, qui ont permis à nos ancêtres de vivre en symbiose avec la Nature pendant des siècles et des siècles ?
Ecoutons le philosophe. Quittons le pays du bien et du mal.
Rendons à Cesar ce qui lui appartient.
[1] La cause de la guerre de Troie était, selon certains historiens, pour la domination de la mer. Les Grecs voulaient contrôler tous les droits de passage. Puis d'autres pensent que c'est à cause de l'or et des richesses que Troie florissante possédait à l'époque. Il en est ainsi de nos jours, n'explique-t-on pas les guerres pour le pétrole et d'autres richesses par la cause des droits de l'homme ? De tout temps, à part les guerres religieuses monothéistes, aucune guerre ne rèvèle sa véritable cause.
[2] "Peut-être l'un (ou l'une) des ces premiers bipèdes a-t-il conçu la représentation d'un génie rêvant d'exclure tous les autres génies. Pour l'heure nous devons nous contenter de la singularité apparue dans une tribu nomade du Proche-Orient, en milieu Syro-Cananéen, quand une troupe de pasteurs s'est mise à croire, entre deux campements, que son Elohim, son petit dieu "national", voulait être adoré comme le seul Elohim, qu'il s'appelait Yahvé et qu'il avait décidé de mettre à part les "fils d'Israël" pour en faire son "peuple élu" Marcel Détienne, « A la découverte des Polythéismes », Monde Diplômatique, jan 2011.
[3] La bataille de Milvius opposa le 28 octobre 312 Maxence à l'Auguste de l'Ouest, Constantin. La victoire de ce dernier consacre le début d'une nouvelle ère pour l'Empire romain. Mais la bataille finale qui voit la chute définitive du paganime à Rome est proclamé en 391 quand l'empereur Théodose 1er décide d'interdire toute pratique cultuelle païenne : interdiction de faire des sacrifices sanglants et domestiques, de visiter les temples, de vénérer les statues, de déposer les fleurs devant les pénates familiaux, d'attacher des bandelettes aux arbres sacrés... A rappeler aussi que Théodose 1er a détruit sur ses passages beaucoup de lieux de cultes, d'édifices et de statues païennes.
[4] Le monothéisme et ses différents dogmes a envahi les terres païennes, en exportant les us et traditions des familles orientales ainsi que les conflits religieux de la région. Aujourd'hui encore, le conflit islamo-judaïque, sous forme de conflit israëlo-palestinien, n'arrête pas de s'inviter dans les débats dans les pays laïques de l'Occident, anciennement chrétien. Les démocraties occidentales souffrent de la même façon qu'a souffert Rome de l'arrivée des monothéistes, juifs d'abord, puis chrétiens, qui étaient peut-être l’une des causes de la chute du puissant Empire des Césars.
[5] Parmi les hommes et les femmes du Sud qui fuient leurs pays pour rejoindre le monde libre, il y a des agnostiques et des athées. Des anonymes pour les pays d'accueil. Personne ou presque ne reconnait l'athéisme d'un Africain ou d'un Nord-Africain. Pour le pays d'accueil, l'athée du Sud est soit Chrétien ou Musulman. Pour ses compatriotes religieux il est vu non pas comme un athée mais comme un traître. Les Musulmans, notamment les fanatiques, appellent traître tout homme ou femme qui ne croit pas à leur religion, il est passible de mort. Encore que le mot traître ne prend sa signification que quand on trahit sa véritable cause, tandis que l'athée n'a jamais fait de la religion sa cause.