Awaγzen, ogre ou cyclope ?
Dans l'imaginaire kabyle, awaγzen ou awaγzniw est un monstre[1] de conte que chacun imagine à sa façon. Inexistant encore dans l'iconographie artistique kabyle, nous pouvons y voir une bête féroce ou un être anthropomorphe se nourrissant de chair humaine. Il est souvent l'ennemi du héros du conte kabyle, comme talafsa/L'hydre ou encore Tteryel/L'ogresse. C'est peut-être là que la traduction de awaγzen par ogre est inappropriée, car nous ne connaissons presque jamais dans nos contes de couple constitué par Awaγzen et Tteryel. En revanche, il existe Ateryel ou Uteryel qui est le masculin de Tteryel. Peut-on donc traduire awaγzen par ogre ? Chose difficile à trancher, car nous ignorons l'origine de ces monstres, awaγzen et Tteryel , ainsi que leur filiation. Le manque de mythes relatifs à toutes ces créatures permet à chacun de voir en elles ce qu'il veut. C’est surtout vrai dans le cas d’Awaγzen qui est pour certains un géant, pour d'autres une bête horrible et sanguinaire ; il y en a même, comme nous l'avons déjà vu dans certaines illustrations, qui le représentent en lion. De la même façon, à un degré moindre, les amateurs de contes peuvent imaginer Talafsa sous la forme de l'hydre ou d’un serpent à plusieurs têtes, Tteryel en femme laide avec des cheveux en bataille et des dents acérées, mais sujette à des métamorphoses et à des transformations spectaculaires qui trompent ses victimes.
Le manque de documentation nous invite à aller voir dans les autres cultures méditerranéennes et essayer de comprendre comment les autres peuples, notamment les Grecs anciens, imaginent ces monstres et ce qu'ils en pensent. Cette démarche nous aidera peut-être à comprendre la nature de ces monstres et ce qu'ils représentent dans les sociétés méditerranéennes de l'époque.
Les Grecs, grâce à leurs artistes, ont pu mettre un visage, une forme et une filiation à chaque être mythique, y compris les dieux et les déesses. Ne dit-on pas de Praxitèle et de Phidias "Ils ont vu les dieux" ? Tout ce que les Grecs ont inventé avec le verbe, les artistes l'ont illustré et immortalisé sous forme de statues, de peinture, notamment sur les vases qui étaient le précurseur du livre d'histoire et de la bande dessinée. Toute l'histoire et la "mythologie" grecques se lisent sur les murs des édifices publics ou sur les surfaces de la poterie. Par le verbe, comme leurs voisins grecs, les Kabyles ont créé des créatures mythiques, mais faute d'artistes figuratifs, elles sont restées sans visage, sans forme et sans origines.
Awaγzen dans le conte kabyle
Awaγzen, dans le conte kabyle, traversé par les influences de la religion triomphante, est l'image du Kabyle lui-même. Ce monstre dont le sultan, d'inspiration Ottomane, veut se débarrasser pour pacifier le pays. Pour cela, il charge le héros, souvent prénommé Ali, un bon croyant, de le tuer. Awaγzen est l'être sauvage, cannibale, dont il faut se défaire.
C’est comme si du côté des Kabyles, il ne restait que Tteryel, awaγzen et talafsa, des monstres portant encore des noms berbères, vivant dans la forêt en marge du monde civilisé du Sultan et de ses sujets croyants. Même le vieux sage qui fait office d’oracle, Amγar azemni/Azemri, a changé de camp. Il est devenu l’allié du sultan et l'adjuvant du héros, c'est-à-dire l'ennemi de celui dont le Sultan veut l'anéantissement. Ce vieux sage ne serait-il pas devenu, aujourd'hui, un Kabyle de service ?
De la culture ancienne, le Kabyle, à l'exception d'Anzar, dieu de la pluie, n'a gardé que les monstres. Des monstres qui empêchent le Sultan de dormir, les révoltés qui risquent d'un moment à l'autre d'envahir ses villes et villages, de le renverser ou de le chasser de son trône.
Le conte kabyle, revisité et corrigé, a mis Awaγzen hors-culture, hors-religion, on lui défend tout langage humain, on se moque de ses dires, on le ridiculise, on voit en lui un rustre, un pécheur, un mangeur de viande illicite, en somme le contraire du Sultan et de ses sujets, les civilisés, les citadins, les religieux. Awaγzen est l'autochtone qui ne croit à rien, qu'on a chassé des plaines, des terres cultivables, qu'on a enclavé dans sa forêt. C'est le retour à l'état primitif, où il vit de glands, s'enivre avec le jus du raisin sauvage et boit jusqu'à la lie le lait de la vache maigre des orphelins.
C'est l'image qu'octroie le conte kabyle à Aweγzen, tteryel et talafsa. Des êtres venus sur la terre de l'Afrique du Nord avant la révélation monothéiste et dont on dit aujourd'hui qu'ils sont sa souillure. Cette histoire nous rappelle celle de cet ours brun qui vivait dans une forêt en Amérique du Nord : chaque matin, il passait manger quelques glands tombés de deux énormes chênes. Un jour, il arriva, il trouva les deux arbres abattus. Quelques jours plus tard, il trouva des murs qui commençaient à monter à la place des deux arbres. Il revint quelques jours après, il trouva des gens qui faisaient des va-et-vient, le lieu était devenu un supermarché. Il regardait, un peu étonné, quand une femme sortant du magasin et le regardant curieusement, lui dit : "Where do you come from ?"
C'est le sort de l'autochtone devant les nouvelles religions qui considèrent sauvage tout homme ne croyant pas en elles.
Voici le conte que nous nous racontons autour du feu, en hiver, en Kabylie, sur Awaγzen, l'être authentique, l'ancêtre inchangé, celui qui a survécu même aux divinités anciennes. Awaγzen, l'image de l'ancêtre, de celui qui adorait le soleil et la lune, celui qui ne s'est jamais agenouillé devant le Sultan, l'irréligieux, le djahel/L'ignorant comme certains s'amusent à le définir.
Voici le conte que nous appelons "Conte kabyle" qu'on raconte à nos enfants, avec quoi nous comptons les éduquer à l'obéissance et à l'inconscience de la servitude volontaire.
Peut-on, après cela, parler de conte kabyle ou anti-kabyle ?
Awaɣzen dans la poésie moderne kabyle
Depuis quelques années, l’image d’awaɣzen a changé pour les Kabyles, notamment dans la poésie moderne. Awaɣzen, aujourd’hui, contrairement a celui du conte, est devenu non plus la phobie des enfants, mais plutôt des adultes. Awaɣzen, surnommé Lweḥc n Lɣaba/Le monstre de la forêt, revisité par Idir dans Vava Inouva n’est plus l’ogre qui cherche à dévorer le vieillard habitant seul dans une cabane au milieu de la forêt, mais plutôt un monstre à visage humain, qui menace le Kabyle et tout ce qu’il représente. Un être dangereux, puissant qui pourrait bien être l’héritier du sultan ou le descendant d’Ali.
Après Vava Inouva, le Kabyle s’est rendu compte qu’Awaɣzen n’est plus ce qu’il croyait, ce dont il avait peur étant petit, quand il souffrait du phantasme de dévoration et qu’il rêvait nuitamment d’être poursuivi pour se faire manger. L’époque où il se réfugiait, pour vaincre ses phobies, dans les bras d’Ali le sauveur et le sultan le protecteur. Deux personnages auxquels l’enfant kabyle s’identifiait pour se sentir en sécurité. Ces personnages intériorisés par l’enfant kabyle devenaient au fur et à mesure ses repères, ses héros et ses références culturelles, seuls capables de le délivrer de ses peurs, de ses angoisses, mieux encore de le sauver de lui-même, de ses parents et de son environnement pas tout à fait pacifié, ni civilisé, c’est-à-dire pas complètement islamisé.
L’enfant kabyle est « aliéné » par ses propres contes et sa propre culture. Des contes travaillés et retravaillés par des Kabyles, sans doute favorables à l’arabo-islamisme, pour le compte de leurs maîtres.
Ce processus savamment orchestré a fait du Kabyle un être servile, qui devant le danger n’a d’autres choix que de s’identifier à Ali, le héros de ses contes, et donc de lutter pour sauver la religion et le sultanat de son sultan. Sultanat qui est devenu l’Algérie, l’héritière turque.
Aujourd’hui, les descendants de l’Awaɣzen des contes ont ouvert les yeux et nous montrent le vrai Awaɣzen, l’horrible bête qui détient le pouvoir, l’hydre qui boit notre eau, l’ogresse qui dévore nos enfants et l’ogre qui incendie nos forêts.
Pour le Kabyle avisé, le vrai Awaɣzen n’est plus en lui-même, il est ailleurs. Il le désigne par son nom. Ce qui le pousse, lui, qui désire exister politiquement, à cesser de se détester lui-même, d’avoir peur de lui-même, et de regarder en face le monstre qui l’inhibe et qui le manipule.
Le cyclope dans la littérature grecque
Imaginé par les artistes grecs, un géant à forme humaine, avec un œil au milieu du front, d'où son nom, et depuis son image est fixée à jamais dans la culture grecque. Des cyclopes, car il y en a plusieurs, nous avons choisi le plus connu : Polyphème, fils de Poséidon, dieu des mers.
Polyphème n'a jamais quitté la scène littéraire grecque, on le retrouve même dans la poésie alexandrine, sous les traits d'un berger amoureux de Galatée[2], et dont la monstruosité et la férocité ont fait un être pitoyable. Selon Jean-Pierre Vernant, les Grecs, à la suite d'un jeu de mots rapprochant Galatée de Galates[3], attribuent à Polyphème la paternité des Gaulois, envahisseurs barbares que l'angoisse grecque s'ingénie à ridiculiser, eux qu'une panique irraisonnée chassera de Delphes jusqu'en Asie Mineure. Et chez les Kabyles, awaγzen représente-t-il l'envahisseur ? Oui, si l'on en croit certains poèmes traitant des différents envahisseurs qui ont occupé l'Afrique du Nord. Idir l'évoque dans l'une de ses chansons : "Taginni d tiγri imeεnen/Zdat iwaγzniwen/Skewn-aγ afud wer nuklal/Bḍan-aγ am ibawen : Celle-ci est un appel sensé/Devant les "ogres"/On a tué en nous toute bonne volonté/On nous a séparés comme des fêves."
Selon Philippe Borgeaud dans son article "Le rustre", dans l'ouvrage de Jean-Pierre Vernant "L'homme grec", l'île petite, où débarquent Ulysse et ses compagnons, premiers humains à en fouler le sol, est "une île en forêt où les chèvres sauvages se multiplient sans fin" (Homère, Odyssée), seules habitantes avec les Nymphes, à l'écart absolu des chasseurs. Il n’y a là bien évidemment ni labours ni semailles. On est dans le non-humain. En face, à portée de voix, l'île principale, habitat des Cyclopes. Bien que fils de Poséidon, ils ignorent la navigation. Proches des dieux au point qu'ils n'avaient pas à s'en soucier, ils vivent sans plantation ni labourage, d'une vie d'éleveurs de petit bétail. Leur vin est issu de la vigne sauvage. "Brutes sans foi ni loi, qui, dans les immortels, ont tant de confiance qu'ils ne font de leurs mains ni plant ni labourage. Chez eux, pas d'assemblée qui juge ou délibère; chacun dicte sa loi à ses femmes et à ses enfants." (Homère, Odyssée) On est dans ce que plus tard, à partir du Vème siècle avant notre ère, on finira par considérer comme un stade pré-politique.
Cependant Ulysse débarque chez Polyphème, un original, éloigné de ses congénères. "Il vit seul, à paître ses troupeaux, ne fréquente personne." C'est le contraire d'un homme, d'un bon mangeur de pain. Mais dans sa grotte, les claies sont chargées de fromage, les enclos bondés d'agnelets et de chevreaux, des vases en métal regorgent du lait qu'il a trait. Comme ses congénères, il fait du feu. Un feu qui ne sert pas au sacrifice, et qui semble ne brûler que pour signifier que dans ce monde étrange on affiche les emblèmes de l'humanité. Faux-semblant, qui rend manifeste le comportement de Polyphème : les compagnons d'Ulysse, il les mange crus, et arrose de lait ce repas cannibale.
Polyphème, tout puissant, sera vaincu, selon Philippe Borgeaud, par trois artifices qui renvoient chacun à sa manière, aux impératifs de la civilisation : le vin pur, de provenance divine, que lui offre Ulysse et dont il s'enivre en dévorant son repas de fauve; le pieu d'olivier (arbre d'Athéna), poli, travaillé au feu, manié au commandement d'un chef par la petite communauté des marins d'Ithaque, dont il sera aveuglé; la ruse verbale enfin (Ulysse remplacé par Personne), qui lui interdit toute communication sociale. Il est privé de raison, de vue et de langue (« Personne ne lui a fait tort »), à l'issue de sa rencontre avec Ulysse. Le rustre n'est qu'une brute violente, dont la plainte n'est entendue que d'un seul dieu, son père Poséidon, seigneur des turbulences marines, qui prend le relais et emporte l'astucieux Ulysse, avant que les autres dieux de l'Olympe, notamment Zeus et Athéna ne décident de le faire triompher de tous les monstres qu'a connus son chemin, y compris des prétendants à son royaume.
Le Kabyle, comme Ulysse, n'est-il pas devenu politiquement "Personne", sans identité, sans culture et sans langue ? Relégué et mal accueilli, il désire lui aussi revoir son Ithaque, son royaume, sa chère patrie et Pénélope la tisseuse. Awaγzen, qui est devenu dans le monde moderne la figure de l’état colonial arabo-islamiste, n'a-t-il pas lui aussi peur d'être aveuglé par le bois de l'olivier (arbre d'Athéna), enivré par le vin (Sang de Dionysos) et trompé par la langue de Personne, de celui qu'il essaye d'emprisonner dans sa grotte de Platon, dans sa forêt sauvage où le monstre des bois continue de terroriser Vava Inouva ?
Autant de périples attendent le Kabyle, comme Ulysse, avant d'atteindre son royaume de liberté. Des Circé, des Calypso, des Polyphèmes, des Sirènes et tant de prétendants tournant autour de Pénélope-La Kabylie, qui attend, comme une araignée, en tissant et défaisant son ouvrage.
La longue marche a commencé, annoncée il y a des années par le poète. Voilà ce qu'il nous répond quand nous le questionnons sur les dangers qui nous guettent sur la route du pèlerinage:
Γurwat tiγilt,
Atan lexyal
La d-yettxatal !
Ma d lεebd,
A neglu yis-s
A t-nawi.
Ma d lweḥc,
Meqqar a t-neg
D imensi.
....................
Attention, sur la colline,
Un spectre
Vous guette.
Si c'est un homme
On le prendra avec nous.
Si c'est un monstre,
On en fera notre dîner.
Extrait d'Imesbriden, chanté par Aït Menguellet et Idir.
Mais le kabyle, avant de s’attaquer au monstre qui guette sur la colline, ne devrait-il pas tuer d’abord awaɣzen des contes qu’il porte en lui, celui qu’il a assimilé, celui qui se cache dans son inconscient, qu’il continue de nourrir de son imagination malgré lui et d’enseigner à ses enfants ?
[1] Le monstre est aussi chez les Kabyles celui qui est mis en quarantaine par ses semblables pour cause de non respect des lois du village ou de la morale ambiante, très religieuse, ou bien celui qui vit seul et qui rejette la compagnie des autres. On appelle aussi Lweḥc/Le monstre celui qui mange beaucoup et n'importe quoi, car en Kabylie, comme dans beaucoup de sociétés, c'est ce qu'on mange qui détermine le statut de l'individu dans la communauté. Voir plus loin ce qui concerne le Cyclope, qui n’est pas comme les hommes un sitophagos, un mangeur de pain, mais un mangeur de viandes et de fromages.
[2] Acis et Galatée : Acis est un jeune berger de Sicile, fils de Faunus et de la Nymphe Symaéthis. Galatée était très jolie, néréide, fille de Nérée et de Doris. Polyphème était fou amoureux de Galatée, mais celle-ci était amoureuse d'Acis. Un jour, Polyphème les surprit en train de flirter, il arracha un rocher d'une montagne et écrasa Acis. Inconsolable, Galatée pria les dieux de transformer le sang qui coulait du corps de son amant en un fleuve. Eaux du fleuve qui se jetèrent depuis ce jour dans la mer, ainsi Acis venait rejoindre à tout moment sa bien-aimée. Un fleuve, au pied de l'Etna, porte toujours le nom d'Acis, ainsi que deux villes voisines de la rivière des Cyclopes qui prirent aussi son nom : Aci Trezza et Aci Castello.
[3] Galates : Les Galates sont des peuples celtes qui, dans l'Antiquité, ont migré dans le centre de l'Asie Mineure, la Galatie.